Enfin arrivée ! Je posai le pied à terre, sortant avec joie de mon train. Rester assise à ne rien faire pendant des heures, c'était de loin l'activité que je méprisais le plus. Mais après toutes ces péripéties vécues à Central et sur la propriété de ma famille, un peu de repos n'avait pas fait tant de mal. J'étais lassée de dégainer à la moindre occasion. Je ne perdais pas mon esprit combatif pour autant : je me tenais prête en cas d'une nouvelle menace. Cependant, s'occuper de tâches plus quotidiennes comme emménager dans mon nouvel appartement, cela me permettait de me rappeler que tout le monde n'avait pas une vie de fou comme la mienne. Côtoyer des gens «normaux» apaisait également mon esprit. En parlant de ceux-là, l'agent immobilier qui m'attendait à la gare était tout ce qu'il y avait de plus normal ! Il me donna l'adresse de mon nouveau chez moi, précisant qu'il y avait déjà fait livrer toutes mes affaires. Cela allant de soi, je ne le remerciai pas. Je le payais pour ce service, après tout ! Conforté dans ses habitudes commerciales, il me proposa d'employer les services de son beau-frère, chauffeur de taxi. Je déclinai froidement son invitation, assurant que je préférais marcher. Cela allait au moins me faire voir du pays.

Ma valise en main, j'entrepris donc la traversée de la ville, remontant de grands axes de circulation et des quartiers plus ou moins fréquentables. Mon appartement se situait dans une rue calme, près du QG Est. En plus d'être à proximité de mon lieu de travail, l'agent immobilier m'avait vanté les mérites de la place à côté de laquelle se trouvait mon logement. La Place du Point du Jour. Quel intitulé charmant et poétique. Ma veine artistique s'était certainement exprimée pour le choix de la location. Je mis un certain temps à atteindre ma destination, progressant à un rythme ralenti par moments. Je m'étais même permis de m'arrêter à un fleuriste pour lui acheter sa rose la plus rouge, que j'avais attachée dans mes longs cheveux blonds. J'avais par la suite marché assez lentement, ressassant quelques douloureux souvenirs. Pouvais-je réellement recommencer à vivre pour me faire plaisir ? Le plaisir menait à la décadence, ce qui allait probablement nuire à mes objectifs. Je gardai malgré tout la fleur fixée dans ma chevelure pour égayer les traits de mon visage, me promettant de la jeter une fois arrivée.

Parvenant enfin à la place en question, je reconnus le parc dont m'avait parlé le commerçant. Un grand espace vert entouré de buissons qui avait un petit bassin pour centre. Un cadre bucolique pour les amoureux de la nature, même dans une ville si polluée. Paradoxe humain. Je posai ma valise le long d'un banc et m'installai dessus, repliant les plis de ma jupe couleur pêche pour éviter de l'abîmer. C'était un détail assez rare pour être mentionné : je m'étais habillée en civil pour le voyage, alors même que je n'avais pas quitté mon uniforme bleu impérial depuis mon admission au sein de l'armée, telle une seconde peau. Je voulais avant tout passer inaperçue. Encore plus depuis que j'avais eu des ennuis avec des types voulant du mal aux Alchimistes d’État. Rien à voir avec un désir de retrouver ma vie de princesse, n'est-ce pas ? En m'attardant sur un petit oiseau aux couleurs vives qui profitait encore des lueurs de l'automne, mon regard fut attiré par une silhouette qui se tenait sur un arbre sur lequel s'était posé l'animal volant. C'était un homme, de taille assez grande, mais qui paraissait plus petite puisqu'il était recroquevillé. D'une carrure plutôt musclée, ses cheveux bruns mi-longs mettaient en valeur ses yeux... rouges ? Ce joli garçon dans la même tranche d'âge que moi était donc un Ishval. Malgré son physique resplendissant, il affichait un regard mélancolique, observant l'horizon. Quelle mouche l'avait piqué ? Cela ne me regardait pas, après tout. Je ferais mieux d'aller chez moi, à présent. Néanmoins, une vive bourrasque en décida autrement. Ma rose prit son envol dans la direction de l'étranger et se posa sur la même branche que lui. Gênée, je ne pus m'empêcher de lui adresser la parole, comme si je tenais à cette fleur comme à la prunelle de mes yeux :

- Excusez-moi ? Pourriez-vous me la rendre, s'il vous plaît ?

Autant de politesse en une si brève demande... Cela ne m'était pas arrivé depuis que j'avais quitté le foyer familial, où la distinction et l'élégance étaient de mise. Je n'avais bien sûr pas manqué de discipline pendant ma formation militaire, mais de là à faire des courbettes, jamais. J'attendis patiemment que l'homme aux yeux écarlates réponde à ma requête, prête à grimper à l'arbre le cas échéant, même en jupe.

- Oui la voilà. dit-il simplement après avoir sauté de son perchoir en une acrobatie aérienne.

Me présentant la rose, il semblait m'observer avec beaucoup d'attention. Qui était-il, et que faisait-il ici ? Il arborait une épée somme toute classique, mais qui semblait efficace. J'avais donc à faire à un épéiste. Un épéiste chevronné, à en croire son regard plein d'expérience et de détermination. Il ne pouvait quant à lui deviner que j'étais de sa trempe, ayant soigneusement dissimulé toutes mes armes dans ma valise. Je posai mes yeux dans les siens, ce qui me rappela qu'ils étaient d'un coloris tout à fait atypique : cette couleur rouge écarlate qui tirait sur le pourpre était singulière en ce monde. Seuls les habitants d'une province pouvaient se vanter de posséder pareilles merveilles : ceux d'Ishbal. A vrai dire, il ne s'agissait pas tant d'un mérite dans notre société. C'était plutôt un élément qui pouvait rappeler de mauvais souvenirs à un bon nombre d'Amestriens. Une guerre des plus atroces de l'histoire avait sévi dans cette contrée il y a encore peu de temps. Les Alchimistes d’État avaient utilisé leurs dons pour accomplir d'horribles choses... Pas étonnant qu'ils soient aussi haïs à présent. Même si je n'étais pas encore en fonction à cette époque, il n'était pas impossible que des ordres similaires me soient donnés aujourd'hui. Dans ce cas, je m'exécuterais certainement. Accomplir mon devoir était le prix à payer pour accéder aux avantages de l'armée. Y déroger serait une rupture du contrat passé, une contradiction même au principe d'équivalence sacré par les alchimistes. Bien sûr, ma droiture militaire ne m'empêchait pas de ressentir de la pitié et de l'empathie.

- Merci. affirmai-je simplement en reprenant la fleur.

Le contact avec sa peau avait été particulièrement agréable. Une chaleur humaine qui ne m'avait pas été donné de sentir depuis des lustres, si ce n'est lors de combats rapprochés. Après avoir fixé la rose dont la teinte s'accordait avec les yeux de mon interlocuteur, je repris la conversation, jusqu'alors très brève. Trop brève ?

- Je suis désolée pour ce qui est arrivé à vos semblables. Lors de cette terrible guerre civile, je veux dire. Comment puis-je vous appeler ?

Ma question était des plus franches et l'invitait à un dialogue élongé. J'ignorais de quoi il s'agissait, mais on me soufflait à l'oreille que je devais me rapprocher de ce garçon. Une intuition, ou un sentiment ?

Lorsque j'eus évoqué le conflit d'Ishbal, il resta de marbre dans un premier temps, comme s'il n'avait pas été impacté. Pourtant, je mettrais ma main à couper qu'aucun Ishval ne se sentait à l'aise lorsque quelqu'un évoquait ce sujet. Sa seconde réaction me conforta dans cette idée puisqu'il baissa les yeux au sol, ce qui faisait montre de sa nostalgie et d'un passé douloureux. Mon père m'avait appris à décrypter le langage corporel, qui selon lui en disait bien plus que les mots. Il avait toujours su m'analyser quand je lui mentais ou que je lui cachais mes intentions. Hériter de son discernement était un bienfait. Relevant son regard vers le mien, l'homme finit par répliquer :

-Merci... mais cela n'était guère votre faute... Je me nomme Aaron Helsing et vous demoiselle?

S'il savait... J'étais quand même devenue alchimiste d’État en ayant pris connaissance de cette atrocité. D'une manière ou d'une autre, je m'étais engagée à porter leur étendard de haine. Je lui répondis en souriant gaiement :

- Anna Morrison. Enchantée de faire votre connaissance, monsieur Helsing.

J'agissais d'une manière opposée à la personnalité que je m'étais forgée. Qu'est-ce que cela signifiait ? Je ne pouvais pas me renier moi-même avec un tel affront pour mes convictions. Pourtant, je le faisais. Était-ce un masque que j'avais su dresser pour m'attirer les grâces du monde ? Ou était-ce un sincère sentiment d'amitié ? J'étais tourmentée par mes propres émotions, incapable de déterminer où je voulais en arriver avec ce garçon. Ce dernier poursuivit la conversation, le doux son de sa voix me faisant remonter des abysses de mes pensées.

-Cette demeure est magnifique, vous appartient-elle?

Revenant peu à peu à la réalité, je jetai un coup d’œil dans la direction indiquée. Une magnifique maison au bord du parc se dressait devant nous. Son loyer coûtait certainement cinq fois plus cher que celui de mon appartement. Visiblement, Aaron avait été trompé par la finesse de ma tenue mondaine sur-mesure. La fortune de mes parents m'aurait permis de m'acquitter d'un tel logement sans problème, mais je n'y avais malheureusement pas accès. Harry s'était fait un malin plaisir à transférer mon héritage sur notre compte commun, ce qui m'avait d'ailleurs alerté sur ses motivations... Bien sûr, l'argent avait depuis disparu. Il l'avait probablement retiré et mis en sûreté dans une autre banque. Penser à toute cette histoire, et surtout penser à lui, me mit soudainement mal à l'aise, si bien qu'une goutte de sueur froide perla sur mon front. Mon tendre regard s'était également changé en une expression vide et un teint livide, le contraste étant aussi brutal que celui de ma métamorphose nocturne. Je m'efforçai de revenir à moi-même, essuyant ma peau suintante avec un mouchoir en lin et simulant un sourire ravi.

- J'aimerais bien, mais ce n'est pas le cas. Je loue un appartement un peu plus loin dans cette rue. dévoilai-je en pointant du doigt l'allée en question. Je viens d'arriver, à vrai dire. Et vous, habitez-vous aussi à East City ? Ou êtes-vous simplement de passage ?